Partir dans tous les sens, ou La vache 3030

de Tristan Choisel
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Jules sait moins de choses que Jules B. Il ne sait pas que ça va partir dans tous les sens.

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> Lauréat de l'aide nationale à la création d'Artcena - nov. 2023 - compagnie retenue par l'auteur : Scarface Ensemble, pour une création début 2025, par Elisabeth Marie (distribution en cours).
 
 
> Dans la sélection 2022-23 du Bureau des lectures de la Comédie-Française.
 
> Coup de cœur 2021-22 du comité de lecture Le Plongeoir - mise en lecture par des élèves comédiens issus de la formation approfondie du Théâtre des Chimères et du Conservatoire Maurice-Ravel Pays Basque, sous la direction de Daniel Blanchard (compagnie La Nageuse au Piano), au Théâtre des Chimères, à Biarritz - 2022.  
 
> Collectif Créature - mise en lecture sous la direction de Véronique Bellegarde dans le festival Créature, au Théâtre municipal Berthelot, à Montreuil (en partenariat avec Artcena) - à 18h30, le 27 avril 2024. 

> Dans la sélection 2024 d'Eurodram (réseau européen de traduction théâtrale).
 
> Publication en allemand (traduction Wolfgang Barth) - Kaiser Verlag - 2022.

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> durée : 1 h
> au minimum 3 comédien/ne/s : 2 filles (version "Juliette" de la pièce) ou 2 garçons (version "Jules") de 15 ans + un ou plusieurs narrateur/trice/s.
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Il y a Jules, quinze ans, positionné dans son conscient.
Et il y a Jules B, le même que le précédent mais positionné dans son inconscient.
Jules n’est plus tout à fait certain d’avoir bien fait de choisir la formation de producteur laitier. Il n’est plus tout à fait certain que ce métier soit la bonne façon d’aborder les animaux et la vie au grand air.
Jules B, lui, n’en est plus du tout certain. D’autant qu’il sait une chose que Jules ne sait pas : il sait que « ça va partir dans tous les sens ». Quoi donc ? Ça, il ne sait pas.

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"De son écriture ciselée, pleine d'une ironie salvatrice, Tristan Choisel met cruellement en jeu l'absurdité de nos pratiques et de nos existences, au moyen d'une farce implacable sur la condition animale et notre condition d'être humain"

Daniel Blanchard - Le Plongeoir



 
 
Une lecture des dix premières minutes, dirigée par Paul Fraysse, avec Romain Lèguevaque et Lucile Jehel, de Rue du Conservatoire.
 
Extrait (début) :

 

 

Voici Jules.

(Il est indispensable, durant le début de cette pièce, que vous soyez très attentifs, très concentrés.

Concentrez-vous bien.)

Voici Jules.

Comme chacun d’entre nous, Jules occupe deux positions à la fois :

Jules est positionné dans son conscient

et Jules est positionné dans son inconscient,

pour faire simple –

on pourrait aussi dire « dans son non-conscient », pour ne pas risquer la confusion avec la notion réductrice d’inconscient freudien,

ou bien dire « dans ses inconscients », car il y en a plusieurs,

mais disons simplement « dans son inconscient », c’est très bien.

Lorsqu’il sera question de Jules positionné dans son conscient, nous le nommerons Jules.

Nous le nommerons Jules B lorsqu’il sera question de lui positionné dans son inconscient –

et même, nous le représenterons différemment.

Voici Jules B.

Jules, depuis sa position dans son conscient, ne sait absolument pas comment se porte Jules B positionné dans son inconscient – c’est logique.

Le contraire n’est pas vrai :

depuis sa position dans son inconscient, Jules B sait parfaitement comment se porte Jules positionné dans son conscient.

Et non seulement, Jules B – inconscient – sait comment Jules – conscient – se porte, mais il sait vers quoi il veut que Jules se porte,

car c’est depuis sa position dans son inconscient que Jules B en sait le plus sur lui-même, sur lui-même et sur le monde, sur le monde par le passé, à l’instant et à l’avenir.

Autrement dit, Jules B, positionné dans son inconscient, est le plus conscient des deux,

et Jules, pourtant positionné dans son conscient, est le moins conscient.

(Voilà, c’était la partie la plus difficile à suivre de cette pièce.

Tout le reste va être beaucoup plus simple.)


Jules B – inconscient – possède une information importante concernant notre avenir,

information que Jules ne possède pas.

Jules B sait que ça va partir dans tous les sens.

Ça va partir dans tous les sens.

C’est la seule information que Jules B possède à propos de notre avenir, la seule, il n’a pas de détails à nous apporter.

Mais Jules, lui, à propos de notre avenir, ne possède aucune information.

Jules se dit simplement que des transformations importantes vont continuer d’avoir lieu, des bouleversements importants, comme depuis toujours,

mais que tout ça va conserver une certaine cohésion, que tout ça va continuer de se tenir un minimum, de ressembler plus ou moins à quelque chose.

Jules B, lui, est interdit de se faire de telles illusions, car il sait que ça va partir dans tous les sens :

il le sait.



Sonnerie de téléphone portable.

JULES B. Jules.

Jules.

JULES. Hein ?

JULES B. Le réveil de notre téléphone portable qui sonne.

JULES. Quoi ?

JULES B. Le réveil de notre téléphone portable. Il est cinq heures et demie.

JULES. Cinq heures et demie ?

JULES B. Ne nous rendormons surtout pas : notre maître de stage n’apprécierait pas.

Jules se redresse brutalement, ouvre grand les yeux, arrête la sonnerie.

Hou-là oui, en effet, ne surtout pas se rendormir, ne pas s’attirer les foudres du maître de stage.

À peine réveillé, te voilà déjà assis au bord du lit,

de ce lit très haut qui était celui de la grand-mère de la maison,

la mère de ton maître de stage,

durant ses vieux jours.

Chambre aménagée davantage dans les goûts de la morte qu’à tes goûts.

Meubles traditionnels, sombres et honorables,

aux murs un papier peint honorable,

rideaux et doubles-rideaux honorables,

au sol un honorable Balatum,

au mur, au-dessus du lit, un honorable crucifix.

Et toi avec ton smartphone.



Elles sont cinquante-cinq.

Environ six cent cinquante kilos chacune.

Au total, un peu plus de trente-cinq tonnes.

Trente-cinq tonnes de vaches.

Trente-cinq tonnes de vaches prim’holstein,

robe pie noire.

Trente-cinq tonnes de machines à produire du lait entier.

Et dans les toutes premières lueurs du jour,

couchées en bande tout au bout du bout du pré,

dans l’herbe obscure, la rosée et la froideur,

les trente-cinq tonnes de vaches prim’holstein sont aussi trente-cinq tonnes de machines à produire de la vapeur par les naseaux,

et trente-cinq tonnes de machines à produire au milieu de cette vapeur des vapeurs de méthane,

gaz propre à vous réchauffer fortement la planète.

Et lorsque tu seras parvenu à ce que toutes se remettent péniblement sur leurs pattes ankylosées,

en leur gueulant des allez, allez,

et en donnant sur le dos des plus indolentes quelques légers coups de bâton,

les trente-cinq tonnes de vaches prim’holstein seront trente-cinq tonnes de machines à produire bouses et pisse sur le parcours les menant jusqu’à la salle de traite.

D’abord, les faire sortir du pré, tout là-bas par la barrière que tu as ouverte en grand.

Toutes ne saisissent pas du premier coup que c’est par là que tu aimerais les faire aller,

elles t’obligent à faire des zigzags.

Mais une fois passé le goulot d’étranglement, une fois sur le chemin, c’est plus simple :

les premières comprennent à peu près bien qu’il faut aller de l’avant sur le circuit,

les autres suivent,

tu n’as presque plus maintenant qu’à en faire autant.

L’une parfois à l’arrière s’arrête pour songer à sa nuit

et au cosmos.

Un petit coup de bâton, un allez,

et la voilà repartie avec les autres.



Deux choses, ce matin, dont tu es certain,

tandis que tu mènes le troupeau à la salle de traite,

deux choses dont tu étais d’ailleurs déjà certain les matins précédents.

JULES. 1- Je suis certain que j’aurais mieux fait de choisir une exploitation en agriculture bio.

2- Je suis certain que ce maître de stage ne me réussit pas.

 

[...]