Ce qui en toi attend

de Tristan Choisel
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Laurence avait trahi et abandonné une partie d'elle-même. Cette partie d'elle-même, trente-deux ans plus tard, n'a pas lâché l'affaire...



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> durée : 1h
> 4 personnages (2 femmes et 2 hommes)
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Laurence Chabot, très riche femme d’affaire approchant la cinquantaine, est une originale : elle aime se déplacer en voiture sans son chauffeur pour aller passer des nuits dans de petits hôtels minables – avoir donc tous les privilèges, y compris ceux des pauvres... Mais cette fois-ci Laurence Chabot ne va pas atteindre l'hôtel, à cause d’une anormale série d’avaries techniques : dysfonctionnement du GPS et de l’ordinateur de bord, panne de la voiture et du téléphone, le tout sur une petite route très peu fréquentée, dans les trombes de pluie et les rafales de vent. C’est une Laurence Chabot copieusement trempée qui frappe à la porte de la maison isolée et délabrée qui se trouve là au bord de la route, une maison où elle se souvient très vite, et avec stupéfaction, être déjà venue, il y a très longtemps, trente ans plus tôt : c’est là qu’elle rencontra son ex-mari, Richard, lors d’une fête étudiante ; Richard, qui a fait dévier sa vie... Les surprises ne font que commencer, qui vont conduire Laurence au pied du mur : cesser de se trahir elle-même ou bien mourir...

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 Extrait (début)

 

 

 

Laurence et la Jeune Femme sont situées dans deux lieux abstraits, très éloignés l'un de l'autre.

LAURENCE. – Mon esprit est une production de mon corps, plus précisément de mon cerveau.

JEUNE FEMME. – Toi, Laurence Chabot, tu te dis : mon esprit est une production de mon corps, de mon cerveau.

LAURENCE. – Si j’existe, c’est parce que j’ai un corps, je crois que c’est assez simple à comprendre ; si je n’ai pas de corps, je n’existe pas.

JEUNE FEMME. – Tu te dis : mon chat, s’il est privé de son corps de chat, il n’y a pas de chat, il ne ronronne pas, ne demande pas continuellement à entrer et à sortir ; il n’existe pas ; quand il sera mort, il n’existera plus.

LAURENCE. – Quand je serai morte, moi non plus ; le néant ; le rien ; je ne penserai plus, je ne réfléchirai plus, ne calculerai plus, ne fantasmerai plus ; c’est assez simple à comprendre.

JEUNE FEMME. – Tu te dis : c’est la matière dont est constitué mon cerveau qui, au moyen de phénomènes électriques, produit mon esprit, dont mes pensées, dont mes rêves la nuit ; ce qui certes est fort surprenant, te dis-tu, mais qui est ainsi ; le plus tangible produit le moins tangible.

LAURENCE. – Lorsque le plus tangible disparaît, se décompose, le moins tangible cesse d’être produit ; c’est logique.

JEUNE FEMME. – Tu te dis : toutes les autres hypothèses, c’est du fantastique : ça permet juste de fabriquer des films et des religions.

LAURENCE. – Après la mort, il n’y a pas de fantastique ; le peu de fantastique qu’il peut y avoir, c’est avant, durant ton vivant.

JEUNE FEMME. – Pour toi, tout ça ne fait aucun doute ; cela étant dit, régulièrement, toi Laurence Chabot, tu te demandes si l’existence que tu t’es choisie concorde bien avec ta foi dans le néant ; un peu comme une chrétienne qui de temps en temps se demanderait si elle vit bien conformément à sa foi en un paradis sous condition ; tu te demandes si tu vis conformément à ta foi dans le néant.

LAURENCE. – Le néant, est-ce que c’est décourageant ou est-ce que c’est encourageant ? ; est-ce que je fais bien, te demandes-tu, sachant qu’après ça sera le néant, de passer tout mon temps, comme je l’ai toujours fait, à gagner, à vaincre, à surpasser, à écraser ?

JEUNE FEMME. – À bien y réfléchir, chaque fois que tu te poses la question, il t'apparaît que oui ; étant donné qu’après tu ne seras plus rien, il te semble qu’il faut aujourd’hui que tu sois beaucoup, que tu sois énormément, que tu sois même trop ; pour compenser ; c’est logique.

LAURENCE. – C’est parfaitement logique, te dis-tu.

JEUNE FEMME. – Tu ne comprendrais pas d’être peu, pour ensuite n’être plus du tout.

LAURENCE. – D’être une merde, pour ensuite être moins qu’une merde.

JEUNE FEMME. – Tu penses que c’était le bon calcul.

LAURENCE. – Le contraire du néant, c’est l’abondance.

JEUNE FEMME. – Tu as l’abondance : villas nombreuses, bateaux, avion, piscine, ça va.

LAURENCE. – Le contraire du néant, c’est aussi la liberté : il n’est pas exagéré de dire que le néant, c’est l’absence complète de liberté.

JEUNE FEMME. – Tu as la liberté en abondance ; enfin disons, la liberté en abondance de t'offrir ce que tu veux, de posséder ce que tu veux, d'exiger ce que tu veux, d'aller où tu veux ; parce que, le monde des affaires, c'est quand même beaucoup d'heures de travail et de contraintes, il faut bien le dire ; mais tu sais aussi t'accorder du temps, ce que tu fais d'ailleurs à l'instant, et lorsque tu t'en accordes, oui tu as la liberté en abondance.

LAURENCE. – Le contraire du néant, c’est aussi la réussite : le néant, ça n’est pas une réussite.

JEUNE FEMME. – Tu as la réussite en abondance.

LAURENCE. – Tout ça me console de devoir un jour n’être plus rien.

JEUNE FEMME. – C’est peut-être aussi un peu ce qui te console de n’avoir pas été grand-chose quand tu étais gamine, en particulier aux yeux des parents ; ça entre sans doute en ligne de compte ; ton ego s’étiole facilement ; il menace sans arrêt de pénétrer dans le néant avant toi ; ça entre sans doute en ligne de compte ; à chaque victoire, ton ego retrouve de la vigueur.

LAURENCE. – C’est vrai.

JEUNE FEMME. – Il retrouve de la vigueur à chaque victoire, mais le problème c’est qu’il se fane très vite si une autre victoire ne suit pas de très près, qu’importe si cette dernière victoire était déjà époustouflante, soufflante, bien suffisante ; ton ego, il faut sans cesse l’arroser de victoires pour qu’il ne fane pas ; c’est ce qui t’a amenée à ce très haut niveau qui est le tien ; dont tu ne peux que te réjouir ; bien que tu en souffres.

LAURENCE. – J’ai une vie fantastique.

JEUNE FEMME. – Bref, tu te convaincs une nouvelle fois qu’il ne faut pas se contenter de peu, tu te convaincs que la vie doit contraster le plus possible avec le néant.

LAURENCE. – Il faut se battre pour s’élever le plus haut possible au dessus du néant.

JEUNE FEMME. – Quoiqu'on ne sache pas où se situe précisément le néant.

LAURENCE. – Il n'est certainement pas situé bien haut.

JEUNE FEMME. – Bien sûr, tu n’es ni naïve ni inconsciente, tu sais qu’à ce jeu-là il y a des perdants, des foules de perdants, dont beaucoup souffrent : tu ne les méprises pas, mais tu ne vas pas jusqu’à les plaindre.

LAURENCE. – Je ne vais pas plaindre des gens qui voudraient être à ma place.

JEUNE FEMME. – Tu te dis : il ne m’est possible d’exprimer pleinement ma puissance qu’en interdisant à des milliards de gens d’exprimer pleinement la leur ; eh bien, c’est ainsi, c’est normal, c’est la vie ; des milliards de gens ne peuvent pas tous exprimer pleinement leur puissance, te dis-tu : il n’y a pas la place pour la pleine expression de la puissance de milliards de gens ; faudrait-il alors que tout le monde s’en prive ? moi y compris ? te demandes-tu.

LAURENCE. – Certainement pas ; promise comme je le suis au néant, j’ai droit à la pleine expression de ma puissance.

JEUNE FEMME. – Tu considères que c’est à qui parviendra à exprimer pleinement sa puissance afin de s’élever le plus haut possible au dessus du néant ; et voilà ; chacun s’occupe de soi, de soi face au néant qui est le sien ; et que le meilleur gagne.

LAURENCE. – Quand je serai morte, que j’aurais été mangée par le néant, l’humanité me survivra et se foutra bien de mon anéantissement ; donc, que chacun se démerde ; moi je me démerde pour au minimum conserver ma position.

JEUNE FEMME. – Et, dans ce monde, pour simplement conserver sa position, même pour tout simplement la conserver, pour ne pas régresser, il faut s’améliorer, sans cesse ; tu cherches à t’améliorer, sans cesse.

LAURENCE. – À m’améliorer professionnellement, je précise ; pas tous azimuts.

JEUNE FEMME. – Oui, précision utile, tu ne cherches pas à t’améliorer pour être de meilleure compagnie aux autres et à toi-même.

LAURENCE. – Je ne peux pas être sur tous les fronts.

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illustration : à partir d'un cliché de Mariola Grobelsk