Les esprits des espèces disparues

de Tristan Choisel


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Il faut être fou pour penser que c'est encore remédiable. Ils sont fous.

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> Pièce appartenant à la série Initiatives célestes.
 
> Écriture accompagnée par le collectif A Mots Découverts.
 
> Le texte cherche son équipe artistique.
 
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> durée : 1h30
> nombre de comédiens : 6 femmes / 6 hommes
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Judith et Tanguy, propriétaires d’un parc zoologique en déclin, affirment tous deux avoir rêvé que la mère de Tanguy, décédée il y a peu, les a nommés Grands Restaurateurs des Espèces Disparues, qu’elle leur a demandé de fermer le zoo, qui se trouve sur un emplacement sacré, de se séparer des animaux, et de laisser la nature reprendre ses droits sur cet ancien zoo : de la sorte, a expliqué la mère de Tanguy, les espèces animales et végétales disparues sur la planète en raison des activités humaines réapparaîtront toutes magiquement. Judith, Tanguy et Hervé, le soigneur salarié du zoo, mettent en œuvre le plan, s’entourent de fidèles, les Contemplateurs, et se lancent par ailleurs dans la création de spectacles de contes. C’est dans cette ambiance fantasque et sectaire que grandit Esther, fille de Judith et de Tanguy.
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EXTRAIT
 
 
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Un grand bureau faisant aussi office de salon, un peu désordonné et poussiéreux, à l’ameublement hétéroclite, avec des plantes vertes imposantes qui profitent de la lumière dispensée par des verrières. Au dehors, on distingue des allées, des pancartes, des clôtures. Peut-être un jardin public.

ESPRIT·S. Ces très grandes plantes d’appartement ne datent pas d’hier. Elles étaient toute petites quand elles sont arrivées ici, dans des tout petits pots. Régulièrement, elles ont été attrapées et bougées dans tous les sens, ne comprenant pas qu’on était occupés à les dépoter et à les rempoter dans de plus grands pots. À la suite de quoi, leurs racines découvraient qu’il leur était de nouveau possible de s’étendre. Elles ne faisaient pas le lien entre cette nouvelle géographie souterraine et les secouements qui avaient précédé. Ça ne les surprenait pas, pas plus que ça ne les avait surprises d’être arrêtées dans leur progression et de ne pas réussir à contourner l’obstacle. Ces grandes plantes, des feuilles jusqu’aux racines, ne se demandent pas pourquoi ceci ou pourquoi cela. Comme la plupart d’entre nous, d’entre vous, la plupart du temps, elle font simplement de leur mieux, avec les obsessions et les marges de manœuvre qui sont les leurs, en ce qui les concerne dans ce bureau qui pour elles est le summum de la forêt tropicale.

Judith et Tanguy (ne vont pas tarder à atteindre les cinquante ans).

Arrive Hervé (a déjà dépassé les cinquante ans).

Ainsi que les autres matins – même si, on va le voir, il ne s’agit pas d’un matin comme les autres –, c’est Hervé qui va préparer le café et ils vont le boire ensemble avant de se mettre à travailler.

JUDITH. Bonjour Hervé.

HERVÉ. Hello.

JUDITH. Passé un bon week-end ?

HERVÉ. Correct. Et vous ?

JUDITH. Un week-end peu ordinaire.

HERVÉ. Peu ordinaire ?

JUDITH. Oui.

HERVÉ. Ah bon.

TANGUY. On va fermer le zoo.

HERVÉ. Fermer le zoo ?

TANGUY. Fermer le zoo. Définitivement.

HERVÉ. Définitivement ? Ah bon ?

JUDITH. Oui.

TANGUY. Tu dis que si les animaux sont à ce point discrets depuis le décès de ma mère, s’ils sont encore plus discrets qu’ils l’étaient jusqu’à présent – et ils l’étaient déjà terriblement, leur silence était un véritable reproche –, s’ils paraissent depuis être tous taxidermisés, tu dis que c’est parce qu’ils portent le deuil de ma mère – on se demande bien pourquoi les animaux porteraient le deuil d’une femme qui ne vivait plus ici depuis vingt ans, et qui lorsqu’elle y vivait n’était pas chargée de les soigner, qui passait tout son temps dans le bureau et au guichet, le plus loin possible de leurs odeurs, mais bon, tu dis qu’ils portent le deuil – c’est peut-être ta façon à toi de le porter, que de raconter ça. Ce qui est vrai, c’est que depuis son décès les animaux sont étonnamment mutiques et étonnamment prostrés, c’est tout à fait bien observé, on le constate avec toi. Mais on sait à présent que ça n’est pas parce qu’ils portent le deuil de ma mère. C’est parce que ma mère, une fois morte, est allée les avertir un par un de la fermeture imminente du zoo.

JUDITH. Oui, elle les a peut-être avertis avant nous, c’est possible, ça se peut. Le zoo doit fermer. On va vendre tous les animaux.

HERVÉ. Pourquoi donc ?

TANGUY. À la demande de ma mère. Elle m’est apparue en rêve dans la nuit de samedi à dimanche – sous les traits qui étaient les siens quand elle avait la trentaine, que moi j’étais enfant, et habillée de façon que je ne lui connaissais pas, avec goût : elle m’a demandé de fermer le zoo puis elle m’a confié une mission. Judith prétend qu’elle a fait exactement le même rêve que moi, dans la même nuit de samedi à dimanche – je pourrais peut-être la croire si c’était elle qui m’avait d’abord raconté son rêve : elle m’a laissé raconter le mien puis elle m’a dit avoir fait le même – quand on connaît la propension de Judith à inventer… Et ce n’est pas tout : Judith prétend que dans son rêve ce n’est pas à moi que ma mère aurait demandé de fermer le zoo, mais à elle, Judith – à elle –, et que c’est à elle, Judith, que ma mère aurait confié la mission qui doit suivre cette fermeture du zoo – voilà ce qu’elle prétend !

JUDITH. Qu’est-ce qui nous prouve que dans ton rêve c’est bien à toi que ta mère s’est adressée ?

TANGUY. Ce qui vous le prouve, c’est que moi je ne mens jamais.

JUDITH. Ah ouais ?

TANGUY. Il m’arrive d’exagérer, d’enjoliver, ça oui, ça je l’avoue, mais jamais de mentir, jamais. Tandis que toi, Judith, tu es capable d’inventer de toutes pièces – depuis l’affaire du zébu, je ne suis plus le seul à le savoir. Si ça se trouve, tu n’as rien rêvé du tout. Ou alors, à l’extrême rigueur, tu as rêvé exactement la même chose que moi, tu as rêvé que ma mère me disait de fermer le zoo et qu’elle me confiait une mission, mais t’estimes plus intéressant de raconter que c’est à toi qu’elle s’est adressée.

JUDITH. Elle pouvait pas s’adresser à toi puisque tu n’étais pas présent.

TANGUY. Dans mon rêve, c’est toi qui n’étais pas présente, Judith, c’est toi. Et si ça se trouve, tu n’as rien rêvé du tout. Comment veux-tu que je te croie ?

À Hervé.

Elle me laisse terminer entièrement le récit de mon rêve, puis elle me raconte le sien !

À Judith.

Si tu ne mentais jamais, je te croirais, mon amour.

JUDITH. Je te répète, Tanguy, que si je t’ai laissé terminer, c’était pour m’assurer que tu n’arrangeais pas tout ça à ta sauce.

TANGUY. Tu entends ça, Hervé ?

JUDITH. Tanguy ne ment pas ; sauf sur un point : ce n’est pas à lui mais à moi que sa mère s’est adressée.

TANGUY. Je voudrais bien savoir pourquoi ma mère confierait cette mission à sa belle-fille.

JUDITH. Tu n’étais pas proche de ta mère. Moi si.

TANGUY. D’accord… Mais admettons qu’elle se soit adressée à la fois à son fils et à sa belle-fille, après tout on s’en fout un peu – et qu’elle se soit présentée à l’un dans une robe bleue et à l’autre dans une robe orange, admettons –, ce qui compte c’est sa demande. Elle demande à ce qu’on ferme le zoo, à ce qu’on se sépare des animaux, de tous les animaux, sans exception, et à ce qu’on laisse la nature reprendre ses droits sur cet ancien zoo.

Et avant de nous confier cette mission, elle en a très certainement averti les animaux. Ils savent.

JUDITH. Oui, c’est bien possible.

TANGUY. Ma mère a expliqué que nous sommes ici sur des terres sacrées.

HERVÉ. Sur des terres sacrées ?

TANGUY. Oui – enfin, ça, on le sentait depuis longtemps, Judith et moi – elle nous apprend rien.

JUDITH. Non.

TANGUY. On est ici à la jonction entre des forces cosmiques et des forces telluriques – et sûrement d’autres encore –, ça on le sentait, on n’est pas surpris de ça – ce qu’on ressent dans la cathédrale de Chartres, on le ressens également ici. Et il faut que la nature reprenne ici ses droits, donc. C’est ce qui est prévu en haut lieu.

JUDITH. Et il ne s’agit pas juste de ça, c’est un projet de beaucoup plus grande ampleur que ça.

TANGUY. Oui, il s’agit pas juste de créer ici une réserve naturelle : lorsque la chose sera faite, lorsque la nature aura repris ici ses droits, alors toutes les espèces qui ont disparues de la planète, toutes ces espèces réapparaîtront, toutes – tu as bien entendu –, espèces animales et espèces végétales – toutes celles qui ont disparues à cause des activités humaines – pas les tyrannosaures. Donc notre survie, à nous êtres humains, redeviendra envisageable : voilà ce que m’a annoncé ma mère.

JUDITH. De toute façon, on allait certainement être obligés de te licencier, Hervé, tu le sais, on ne pouvait pas demeurer éternellement déficitaires.

 

[...]

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Cliché : Tristan Choisel